Bellaud de la Bellaudière

La cloche des enfers

Le Don-Don Infernal est une véritable catabase carcérale, le poète y évoque l’expérience de l’enfermement en s’inspirant de L’Enfer de Clément Marot. Cependant la forme, le rythme de son poème sont très différents de l’œuvre du Quercynois. Le texte de Bellaud se compose de stances, une série de sizains réguliers qui s’enchaînent tout en formant, chacun, un espace poétique particulier. Les stances sont à la mode en cette fin de seizième siècle, elles sont utilisées par Philippe Desportes, par exemple. Louis Bellaud ancre donc sa création dans les canons littéraires de son temps. Le terme de stance vint de l’italien stanza qui signifie « séjour », « arrêt », l’espace et le moment de la pause. Les décasyllabes et la structure rimée AABCCB scandent une poésie qui, de pas en pas, fait écho au son entêtant de la cloche de la prison, le « DON-DON » qui résonne entre les murs, dans les couloirs et la cour du Palais. Ce long poème est bâti sur une référence initiale, héritée des Epodes d’Horace : « Heureux celui qui loin des affaires, comme la race antique des hommes, laboure avec ses bœufs les champs paternels » qui devient, chez Bellaud, une forme négative : « Oh, trop heureux l'homme qui de sa vie n’a jamais souffert de la prison ».

Graphie originaleTraduction française
O trop heuroux l'home que de sa vido
N'a de prezon jamais agut sentido,
N'auzit lou brut d'un gros manon de claux,
Ny lou DON-DON, dau pallais la campano,
Que tremoular d'uno febre cartano,
Fa tout subit la gent à tout prepaus.

Beat qui n'ausis lou son espouventable
D'aqueou DON-DON, messagier veritable
De pou, d'esfray, de plours, de brans, d'helas !
Que sie daunat qui fét tallo campano :
Jamays per ben son matail non s'affano :
„Qu'aqueou DON-DON n'en fa de desoulas.

Non s'es troubat de gaffes uno trouppo,
Creissent prés sy coumo pan blanc en souppo,
Que l'ajoun prés soutto lou trabuchet,
Que l'ajoun més à la desesperado
Dins la prezon vont' s'escriou la journado,
L'an, et lou mez, que passo lou guichet.
Oh, trop heureux l'homme qui de sa vie
N'a jamais souffert de la prison,
Ni entendu le bruit d'un gros trousseau de clés,
Ni le DON-DON de la cloche du Palais
Qui fait subitement, à tout propos,
Trembler les gens d'une fièvre quarte.

    Bienheureux qui n'entend le son épouvantable
De ce DON-DON, messager véritable
De peur, d'effroi, de pleurs, de cris, de « hélas ! »
Que soit damné celui qui fit une telle cloche :
Son battant ne s'active jamais pour le bien
Ah ce DON-DON produit tant de désolés!

    Il ne s'est pas trouvé toute une troupe de gafes
 Grossissant auprès de lui comme pain blanc en soupe,
Si bien qu'ils l'aient pris au piège,
Qu'ils l’aient poussé au désespoir
Dans la prison où l'on écrit le jour,
L'an et le mois où il passe le guichet.
Ò tròp eurós l’òme que de sa vida
N’a de preson jamai agut sentida,
N’ausit lo brut d’un gròs manon de claus,
Ni lo DON-DON, dau palais la campana,
Que tremolar d’una fèbre cartana,
Fa tot subit la gent a tot prepaus.

Beat qui n’ausís lo son espoventable
D’aqueu DON-DON, messagier veritable
De páur, d’esfrai, de plors, de brams, d’ailàs !
Que siá damnat qui fèt tala campana :
Jamai per ben son matalh non s’afana :
Qu’aqueu DON-DON ne’n fa de desolats.

Non s’es trobat de gafes una tropa,
Creissent pres si coma pan blanc en sopa,
Que l’ajan pres sota lo trabuchet,
Que l’ajan mes a la desesperada
Dins la preson vont’ s’escriu la jornada,
L’an, e lo mes, que passa lo guichet.

Face à la Justice

Ce long poème de la prison est aussi une sévère critique de la justice. Louis Bellaud pointe du doigt les dérives d’un système qui se déchaîne sur les plus démunis et épargne les personnes fortunées. Il s’agit bien sûr d’un poncif, nous retrouvons les mêmes dénonciations de la vénalité des magistrats chez Marot, par exemple. La lenteur des procès, les subtilités infernales de la « chicane » et le coût des frais judiciaires qui peuvent endetter une famille entière sont des éléments courants en littérature, et ce depuis le Moyen-Âge. Mais chez Bellaud, l’expérience vécue et le ton mêlant ironie et colère, dans un langage vert, imagé, souvent argotique, donnent au texte une couleur unique.

Graphie originaleTraduction française
Encin s'uzet lou bendeou de Justicy,
Et de vezer ello prenguet lou vicy,
Voulent saber so que vallon escus,
Lous estremar souto uno clavaduro,
A cent per cent lous dounar à l'usuro,
Et aumentar lou rolle das abus.

De son couteou que rés non respetavo,
Et que lous grandz coumo pichots taillavo,
Lou trop longs tens l'a fach venir rouilloux,
Sau respetar Madamo la ferrillo,
Et s'affanar desubre la Paurillo,
Gibetz non son que per lous pevouillous.

 May vonte son sey ballanssos anados ?
M'es istat dich qu'ellos fouron pourtados
En Callicuc, pezar de singes vertz,
Ou d'anedons (bridas coum'uno mullo)
„Despuis que fon dau drech perdut la bullo,
„Tout és anat de biaiz et de travers.
Ainsi s'usa le bandeau de Justice,
Et de la vue elle prit le vice,
Voulant savoir ce que valent les écus,
Désirant les conserver, sous serrure,
Les donner, à cent pour cent, à l'usure,
Et rallonger la liste des abus.

    Sa lame, qui ne faisait pas d'exception,
Et qui sabrait tout aussi bien les grands que les petits,
Un trop long temps l'a rendue rouillée,
Elle sait épargner « Madame pleine aux as »
Et se déchaîner sur les pauvres gens,
Les gibets ne concernent que les pouilleux. 

 Mais où sont passées ses balances ?
L'on m'a dit qu'elles furent emportées
à Calicut, peser des singes verts,
Ou des petits canards, bridés comme une mule,
Depuis que l'on a perdu la bulle du droit
Tout est allé de biais, et de travers. 
Ensin s’usèt lo bendèu de Justici,
E de véser ela prenguèt lo vici,
Volent saber çò que valon escuts,
Los estremar sota una clavadura,
A cent per cent los donar a l’usura,
E augmentar lo ròtle dels abús.

De son cotèu que res non respectava,
E que los grands coma pichòts talhava,
Lo tròp long temps l’a fach venir rolhós,
Saup respectar Madama la ferilha,
E s’afanar desubre la Paurilha,
Gibets non son que per los pevolhós.

Mai vonte son sei balanças anadas ?
M’es estat dich qu’elas foron portadas
En Calicuc, pesar de signes verds,
Ou d’anedons, bridats coma una mula,
Despuèi que fon dau drech perdut la bula,
Tot es anat de biais e de travers.

Evasions et métamorphoses

Ce poème, extrait du premier recueil de sonnets de Louis Bellaud, est l’un des plus célèbres. Il se retrouve notamment dans l’ouvrage de référence de Robert Lafont : Baroques Occitans, Anthologie de la poésie en langue d’oc - 1560-1660 (Montpellier, PULM, 2004 [1974]) où il ouvre le chapitre intitulé « Héros ou la métamorphose ». Nous le mettons une nouvelle fois à l’honneur parce qu’il illustre parfaitement cette notion de monde changeant, propice aux transformations, aux mutations diverses. Face à l’immobilisme du temps carcéral, Bellaud laisse libre court à une poésie fuyante et débordante comme une crue subite. Cette inondation versifiée mêle l’amour et le rêve à l’évasion, en jouant avec les figures mythologiques. Perle baroque par excellence, le sonnet entrelace références savantes et populaires sous le masque de l'ironie. La souffrance du prisonnier est réelle, mais l’humour salvateur n’est jamais loin.

Graphie originaleTraduction française
Que non son las paretz d’eyci toutos de ciero,
De burre ou ben de sau ? guaire non s’estariou,
Car tant de mous dous hueils de plours you gitariou
Que la sau sy fondrie dedins tallo ribiero.
	Et puis de mous souspirs la feroujo tubiero,
Per lou fuoc que Margot tisouno dedins you,
Lou burre vistament et la ciero fondriou,
En rendent la preson plato coumo nostro hiero.
	Per passar lou debouort que mous hueils aurien fach,
Dau poustan de mon liech qu’à present ay desfach,
Embé forço claveoux fariou uno barquetto.
	Puis las flechos qu’amour dins mon couor a leissat,
Per ramos servirien d’un et d’autre coustat,
Per au pouort de salut sauvar ma persouneto.
Pourquoi les murs d'ici ne sont-ils pas tous de cire, 
De beurre ou bien de sel ? je n’y resterais guère, 
Car de mes deux yeux je jetterais tant de pleurs
Que le sel se fondrait dedans cette rivière.
	Alors avec, de mes soupirs, la farouche fumée, 
Par le feu que Margot tisonne en moi,
Je ferais bien vite fondre le beurre et la cire,
Rendant la prison plate comme notre aire
	Pour passer la crue que mes yeux auraient faite, 
Du sommier de mon lit que je viens de défaire,
Avec nombre de clous je ferais une barquette
	Puis les flèches qu’amour en mon cœur a laissées, 
De rames serviraient, de l'un et de l’autre côté,
Pour au port de salut sauver ma personnette.
Que non son las parets d’aicí totas de ciera, 
De burre o ben de sau ? gaire non s’estariáu,
Car tant de mos dos uelhs de plors ieu getariáu
Que la sau si fondriá dedins tala ribiera. 
	E puis de mos sospirs la ferotja tubiera,
Per lo fuòc que Margot tisona dedins ieu, 
Lo burre vistament e la ciera fondriáu,
En rendent la preson plata coma nòstra iera.
	Per passar lo desbòrd que mos uelhs aurián fach, 
Dau postam de mon liech qu’a present ai desfach,
Ambé fòrça claveus fariáu una barqueta.
	Puis las flechas qu’amor dins mon còr a laissat, 
Per ramas servirián d’un e d’autre costat,
Per au pòrt de salut sauvar ma personeta.

À table avec Bellaud

Jean-Yves RoyerEn contrepoint des descriptions de l’emprisonnement viennent éclore les poèmes du souvenir du bon temps, des moments passés auprès des amis chers. Ces évocations sont bien souvent celles des repas, instants de partage et de jubilation sensorielle. La poésie de Bellaud est aussi pleine de plaisirs, de joies et de saveurs. Les épices emportent les sens, le vin coule à flot. Ces repas, quand ils sont conjugués au passé, nourrissent la mémoire, au futur, ils alimentent le rêve. Bellaud plonge dans ces souvenirs de liesse pour mieux se tourner vers l’avenir et la possibilité d’un retour chaleureux en Provence.

Graphie originaleTraduction française
He Diou, quand my veiray soult’aquello ramado
Que Mousur de Moullans fet faire l’autre estiou,
Per à sa compagnie espeillar lou couniou,
Ou l’anco de cabrit, ou la perdrix lardado ?
    Puis venent lou goustar, uno fresco sallado,
Au vinaigro rousat, dau millour dau barriou,
My semblo que sarie un passatens de Diou,
Non-pas patir eicy à la desesperado.
Ah ! Dieu, quand me verrai-je sous cette treille
Que Monsieur de Mollans fit faire l’été dernier,
Découper le lapin en sa compagnie,
Ou le gigot de cabri, ou la perdrix lardée ?
	Puis, à l’heure du goûter, une salade fraîche, 
Au vinaigre rosé, le meilleur du tonneau,
Il me semble que ce serait un passe-temps divin,
Plutôt que de souffrir ici au désespoir.
Eh Diu, quand mi veirai sot’aquela ramada
Que Monsur de Molans fèt faire l’autre estiu,
Per a sa companhia espelhar lo coniu,
O l’anca de cabrit, o la perdritz lardada ?
	Puis venent lo gostar, una fresca salada,
Au vinaigre rosat, dau melhor dau barriu,
Mi sembla que seriá un passatemps de Diu,
Non pas patir aicí a la desesperada.

La Provence

Ce sonnet est extrait des Passatens, le second recueil de sonnets de Louis Bellaud qui a certainement été le résultat du sauvetage des pièces éparpillées que Pierre Paul effectua en vue d’une édition posthume. Il met en lumière l’attachement viscéral du poète pour sa terre, la Provence. L’espace provençal s’y mêle à l’image de l’aimée tout comme à l’évocation des plaisirs populaires carnavalesques. L’exil est une privation de vie, comparable aux souffrances de l’enfermement qui hantent le parcours de l’auteur. Le regard meurt de faim, le regret résonne dans un fracas assourdissant. Bouleversement des sens, des images et du langage, le poème est bien ce que Philippe Gardy appelle « cet univers unique, tissé d’amours additionnées » qui explose dans le chant des cigales, l’empreinte sonore d’une Provence lointaine et pourtant si présente.

Graphie originaleTraduction française
You mouory de regret, pensant à la partensso,
Que fayre siou constrench au terren Franchiman :
Car senty que mous hueils eilla mourran de fan,
Luench de mon beou Souleou qu’esclaro la Prouvensso.
	Et comben que faray uno grand diligensso
Per tournar revezer l’hueil murtrier et human,
D’aquello que my ten esclau souto sa man,
Ay pou que mourray leou privat de son absensso.
	Tous plezers Carmentrans n’auran per my valour,
Et non regretaray, ny danssos, ny tambour,
Masquos, ny masquillons, ny tymbous, ny tymballos.
	Soulament de ton hueil lou regret my sara,
Qu’au Mez ensafranat, un troupeou de Sigallos.
Que dedins mon cerveou, mais de brut eou fara,
Je meurs de regret, en pensant au départ,
Que je suis contraint de faire en terroir français :
Car je sens que mes yeux là-bas mourront de faim,
Loin de mon beau Soleil qui éclaire la Provence.
	Et même si je ferai grande diligence,
Pour revoir, à nouveau, l’œil meurtrier et humain,
De celle qui me tient esclave sous sa main,
J’ai peur de mourir vite privé par son absence.
	Tes plaisirs Carnaval n’auront pour moi aucune valeur,
Et je ne regretterai pas, ni les danses, ni le tambour,
Ni les masques, ni les masquillons, ni timbres, ni timbales.
	Seulement de ton regard sera mon regret,
Car en mon cerveau, il fera plus de bruit,
Qu’au Mois du safran, un troupeau de Cigales.
Ieu mòri de regret, pensant a la partença,
Que faire siáu constrench au terren Franchimand :
Car senti que mos uelhs ailà moràn de fam,
Luenh de mon bèu Soleu qu’esclara la Provença.
	E comben que farai una grand diligença
Per tornar revéser l’uelh murtrier e uman,
D’aquela que mi ten esclau sota sa man,
Ai páur que morai lèu privat de son absença.
	Tos plesers Carmentrant n’auràn per mi valor,
E non regretarai, ni danças, ni tamborn,
Mascas, ni masquilhons, ni timbós, ni timbalas.
	Solament de ton uelh lo regret mi sarà,
Que dedins mon cervèu, mai de brut èu farà,
Qu’au Mes ensafranat un tropèu de Cigalas.

Au cœur de la fête

Gaspard Grégoire, Explication des cérémonies de la Fête-Dieu d’Aix-en-Provence..., A Aix : chez Esprit David, 220 p., Musée Médard de Lunel, cote P157L’écriture des Obros et Rimos est, comme nombre d’œuvres de son temps, inspirée par les grandes fêtes populaires qui rythmaient alors le quotidien. Il y a le renversement opéré par Carnaval bien sûr et son cortège de masques et d’instruments bruyants mais aussi de nombreux moments collectifs et urbains, à Avignon, Aix, Draguignan… Bellaud chante ces foules bigarrées et chahutantes qui envahissent les rues et les places des villes provençales. Sa langue se fait l’écho des débordements festifs, son vers gronde aux roulements de tambour et sautille aux airs de violon. Le sonnet dédié à la fête Dieu d’Aix en est un exemple éloquent. C’est bien une Provence des cités, remuante et colorée, que nous donne à voir, à entendre et à goûter cette poésie charnelle, dans une langue d’oc foisonnante.

Graphie originaleTraduction française
Es à Zaix que tout va aros per escudello,
En aquest jourt sagrat de la festo de Diou
N'y a Turc, ny Sarazin, ny Mourou, ny Judiou,
Vesent la proucession, virarié bandinello.
	L'houstau lou plus pauret a lardat de canello
Lou jambon, et implit de bon vin lou barriou,
Car esperant lou juoc d'Abraham et de son fiou
Es question de mouchar à la guiso nouvello.
	Apres aver paissut et hujat l’emboutaire,
Tous au prat bataillier van cent cambados faire,
Danssant monssen Reimon, ou brandous bajareous.
	Et puis au retournar cascun pren sa mestresso
Per dessouto lou bras, et farcis d’allegresso,
Sy van becquenejan coumo dous pigeouneous.
C'est à Aix que maintenant tout va par écuelle,
En ce jour sacré de la Fête-Dieu
Il n'y a turc, ni sarrasin, ni maure, ni juif,
Qui ne tournerait casaque en voyant la procession.
    La maison la plus pauvre a lardé de cannelle
Le jambon, et rempli de bon vin le tonneau,
Car en attendant le jeu d'Abraham et de son fils
Il est question de picoler à la mode nouvelle.
	Après avoir bien mangé et mouillé l’entonnoir,
Tous vont faire cent gambades au champ de Mars,
Dansant monsieur Raimond, ou les branles du baiser.
	Et puis en revenant chacun prend sa maîtresse,
Bras dessus, bras dessous, et farcis d’allégresse,
Ils vont se becquetant comme deux pigeonneaux.
Es a Ais que tot va aras per escudela,
En aquest jorn sagrat de la fèsta de Diu
N’i a Turc, ni Sarrasin, ni Mòro, ni Judiu,
Vesent la procession, virariá bandinela.
	L’ostau lo plus pauret a lardat de canela
Lo jambon, e emplit de bon vin lo barriu,
Car esperant lo juòc d’Abraham e de son fiu
Es question de mochar a la guisa novèla.
	Après aver paissut e ujat l’embotaire,
Tots au prat batalhier van cent cambadas faire,
Dançant monsen Raimond, o brandos bajarèus.
	E puis au retornar cascun pren sa mestressa
Per dessota lo bras, e farcits d’alegressa,
Si van bequejant coma dos pijonèus.